« Poésie, exigeante maîtresse
de toi, j'ai tout appris »
(extrait de "A voix contenue" - 2020)
C'est une grande personnalité de la Vallée de Montmorency qui vient de nous quitter. En effet, la célèbre poétesse de Montmorency, Jeannine Dion-Guérin, s'est éteinte ce 13 juin 2025, emportée par un cancer foudroyant à l'âge de 92 ans.
Mais le souvenir de Jeannine restera gravé dans le cœur de tous ceux qui ont eu la chance de la croiser ou lire ses poèmes. Pour ma part, j'ai eu l'honneur de la rencontrer à plusieurs reprises et d'effectuer deux grandes interviews où elle évoquait sa vie, sa poésie, ses rencontres avec Léopold Sédar Senghor, Georges Pérec, Eugène Guillevic… Je vous propose de redécouvrir ses deux entretiens réalisés en 2015 et 2023.
J'adresse de très sincères condoléances à ses enfants et sa famille et des pensées chaleureuses à ses amis de l'association montmorencéenne "L'ouvre-boite à poèmes" qui ont toujours été présents à ses côtés.
Interview publiée en 2015
Jeannine Dion-Guérin évoque sa vie, Vincent Van Gogh, Léopold Sédar Senghor : rencontre émouvante à Enghien avec une femme exceptionnelle !
Jeannine, avez-vous toujours été attirée par la poésie ?
La poésie, cela a toujours été "mon truc". J'ai écrit depuis l'adolescence. J'avais un carnet et je notais des citations, des réflexions mais je ne savais pas encore où la poésie allait m'emmener…
En activité, j'étais institutrice, j'avais mes deux enfants, la famille et les hommes qui, à cette époque, se laissaient vivre à la maison… Je n'avais pas le temps. Dès que mes enfants ont été élevés, cela m'a repris… J''ai fait un stage poésie d'une journée, proposé par l'Education Nationale : je me rappelle très bien que mon poème a été lu… et voilà c'était parti ! Le soir même, j'en écrivais un deuxième etc… J'ai réagi de la même manière que les enfants qui découvrent un nouveau jeu ! J'étais motivée !
Vous élèves étaient réceptifs à votre poésie ?
C'est vrai, les petits, je les ai initiés à la poésie. J'ai tenté de leur ouvrir les yeux, d'avoir une vision plus décalée de ce qu'on voit directement. Le point de départ pour les enfants, c'est leur motivation pour écrire et pour apprendre à écrire. C'est ce que l'on ne comprend pas actuellement avec toutes les réformes engagées, il n'y a qu'une seule chose à la base : la curiosité et le plaisir d'apprendre.
J'abordais souvent la nature. A cette époque, il y avait Cousteau et la défense de la mer, et plus particulièrement des baleines et des bébés phoques. On regardait l'émission de Cousteau et après on l'exploitait. C'était passionnant. Autre exemple de projet motivant : nous avons monté une chorale avec les enfants qui ont écrit les textes des chansons. On les a même enregistrées dans un studio !
Vous étiez en avance sur votre temps ?
J'ai beaucoup pleuré car cela m'a valu de nombreux ennuis. J'étais une indépendante, je ne demandais pas cinquante permissions avant de tenter quelque chose et cela a toujours été mal ressenti…
Aujourd'hui, je viens de fêter mes 82 ans et je peux dire que jusqu'à maintenant j'ai travaillé pour les autres. Je suis originaire de Sannois, j'ai été institutrice puis directrice d'école maternelle, je me suis lancée dans de nombreux projets… que ce soit à Montmorency ou bien à Frépillon où j'ai eu ma direction. Vous noterez que Frépillon, ce n'est pas loin d'Auvers…
Evoquer Auvers, cela nous amène tout naturellement à un certain Vincent Van Gogh...
Exactement. Les "choses" se sont faites cinq ans avant de prendre ma retraite : j'ai participé à l'hommage à Van Gogh réalisé à l'occasion du centenaire de sa mort, en 1990. J'ai voulu introduire de la poésie dans le système car Van Gogh était un poète. Il n'écrivait pas mais il le déplorait. S'il avait eu à choisir, il aurait préféré écrire. Je possède un livre, en anglais où sont reproduits des textes poétiques qu'il envoyait à son frère Théo quand celui-ci était plus jeune et se trouvait en pension. En fait, c'est aussi un témoignage sur les poètes de son temps (comme François Coppée). C'était très intéressant et c'est pourquoi j'ai introduit de la poésie dans le "projet Van Gogh" qui a été soutenu par le Conseil Général du Val d'Oise.
Cette manifestation se fera, grâce à vous, sous le haut patronage de Léopold Sédar Senghor. Racontez-nous comment vous est venue cette belle idée ?
J'étais encore directrice de l'Ecole maternelle et il y avait une biennale de poésie qui se déroulait… à Marrakech. J'ai osé demander un congé pour m'y rendre ! Un inspecteur m'a approchée et a vu comment je travaillais. Il a soutenu ma candidature et je suis partie à Marrakech d'où j'ai ramené, bien sûr, plein de choses pour les enfants.M. Léopold Sédar Senghor était le président de ce Congrès et a fait une entrée très émouvante. En effet, il avait perdu deux de ses fils dans des conditions tragiques et le second peu de temps avant le Congrès. J'ai vu alors un homme dévasté mais qui a assuré sa parole et j'ai vécu un moment extraordinaire. Jorge Luis Borges, l'écrivain argentin aveugle est monté sur scène au bras de sa secrétaire. Senghor est allé vers lui et Borges l'a pris dans ses bras et lui a dit cela : « Attends que je te touche. » Imaginez Borges un peu comme les sculptures de Giacometti, tout en longueur avec son regard bleu délavé qui se baladait un peu partout et l'autre qui était noir un peu corpulent, terreux, grisâtre en raison de ce qu'il venait de se passer : c'était un moment d'une poésie folle. Cette rencontre fera partie de mon prochain livre où je raconte ces souvenirs et bien d'autres.
A la suite de cela, j'ai été ébloui par la parole universelle de Senghor. Et ensuite, je suis partie à fond dans ce projet poétique international et dans l’anthologie d’art "Vincent, de la toile au poème", réalisés en 1990 pour le centenaire de la mort de Van Gogh. Et j'ai eu l'idée de proposer à M Senghor de placer cette manifestation sous son haut patronage. Et… il a accepté ma proposition ! Ensuite s'en est suivie une correspondance poétique.
Cela ne m'a pas donné la grosse tête mais plutôt de la confiance en moi. Et sans doute avais-je besoin de reconnaissance. D'autant plus que j'ai été orpheline de père et de mère très jeune. Je pense qu'il fallait que je fasse pousser des racines. Maintenant j'ai ces racines pour mes enfants. Tout ce que j'ai fait m'a valu ensuite une grande reconnaissance que je n'ai pas cherchée et qui est venue vers moi. C'est cela qui est beau et que je raconte dans mon prochain livre que j'ai intitulé "A l'ombre du baobab", l'arbre mythique de l'Afrique qui fait de l'ombre, l'arbre à palabres. Mon livre sera construit avec les réponses événementielles que Senghor m'a envoyées.
L'avez-vous rencontré un jour ?
Evidemment, c'est un regret de ne pas l'avoir rencontré et, en même temps, c'est peut-être pour cela que notre relation épistolaire s'est centrée sur la poésie et qu'elle est devenue porteuse pour moi. Vous savez, il y a l'amour et le désir et quelquefois quand on fait durer le désir c'est plus fort que l'amour !
Aujourd'hui vous continuer à écrire des poèmes quotidiennement ?
Je suis comme les chèvres : je broute l'herbe qui me vient sous les pieds au lieu de m'occuper de mes vieux enfants !
J'ai été institutrice, j'ai représenté la poésie pendant quinze ans lors des spectacles de cabaret du Théâtre de l'Aventure à Ermont, j'ai écrit une quinzaine de recueils de poésie, je participe à la radio IdFM en animant une émission mensuelle "En vers et avec tous". Aujourd'hui, à 82 ans, je me calme ! Je veux m'engager plus profondément pour l'humain. Je veux me mouiller pour changer carrément la situation que l'humain vit actuellement. Il faut que la joie demeure derrière les pleurs, il y a de la joie à être sur terre…
Bref, pour répondre à votre question, je travaille tous les jours mais je n'écris pas obligatoirement de manière quotidienne. De plus, quand j'écris un texte, je le laisse "reposer" six mois et ensuite, je fais des corrections, je fais des coupes… il faut que cela aille directement au but !
En tant que poétesse, vous vous sentez différente ?
Oh non ! Je me sens totalement dans le bain, j'aime les gens et les gens m'aiment, il me semble. La poésie est ouverte sur l'extérieur. Le poème c'est un oignon, le poète déshabille l'oignon, enlève une peau, et encore une, puis apparaît la chair puis le germe. Pour chacun d'entre nous, il faut une vie pour trouver son germe à soi ! Par contre la parole du poète c'est une parole universelle basée sur l'humain, la nature, sur ce qui nous fait vivre. Simplement c'est l'oignon qui n'est pas le même ! Il existe des oignons peinture, des oignons tricot, des oignons comédie… L'art sous toutes ses formes est en général la base des racines… pour pouvoir ensuite développer l'arbre.
Dernière petite question rituelle : qu'est-ce qui vous touche ou vous plait actuellement dans l'univers artistique ?
L'actualité en général me touche beaucoup, comme le cas de ces migrants qui arrivent en Europe. Je suis une accro à la radio ! Je me sens d'ici et maintenant, je suis encore curieuse… même à 82 ans ! Par exemple j'aime des jeunes chanteurs comme Julien Doré ou Renan Luce qui ont cette graine de poésie en eux !
Interview publiée en 2023
Rencontre exceptionnelle avec Jeannine Dion-Guérin, poétesse de Montmorency : « Je suis une glaneuse de petits bonheurs ! »
Je suis heureux de vous retrouver. Face à tous ces événements dramatiques qui nous entourent, parvenez-vous à garder le moral ?
Comment vous répondre ? Il n'y pas lieu d'avoir un moral extraordinaire, surtout pour vous tous qui êtes beaucoup plus jeunes. A chaque fois on n'en a pas terminé avec ce besoin de puissance, c'est vraiment très inquiétant pour nous tous. Sur le plan climatique, j'ai espoir qu'on va trouver des solutions pour ralentir certains phénomènes très inquiétants. La situation est grave.
Mais je rassure les lecteurs, vous avez toujours le sourire !
Justement dans ce dernier livre "Silence à haute voix", j'aborde en poésie la solitude et le silence. C'est sûr que le confinement a été une période très difficile où, pour le coup, les personnes âgées ont été très seules.
J'ai donc écrit ce livre. Au début, c'est le silence, le calme. Tout se tait y compris le brin d'herbe. Puis la vie resurgit et c'est vrai que j'ai en moi cette capacité de rebond mais ce n'est pas calculé. La joie revient très vite. Je suis preneuse de tout évènement positif. Disons que je suis une glaneuse de petits bonheurs comme les glaneurs de Millet, de Van Gogh.
Des citations rythment les différents parties de votre recueil de poésie. Je vous ai reconnu dans celle de Christian Bobin : « Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre ».
Merci ! Oui je l'applique au jour le jour. Cela me touche que vous ayez relevé ces citations que je préfère insérer entre les différents parties de mon recueil de poésie au lieu des traditionnelles têtes de chapitre. Cela permet de voir le climat des poèmes à venir…Le livre n'est pas seulement une série de textes les uns derrière les autres… La poésie c'est un chemin qu'il faut longer !
Toutes ces citations proviennent de personnes qui me "nourrissent" intellectuellement. C'est grâce à eux que je peux à mon tour apporter "ma pierre" poétique.
Dans vos poésies, le style est assez épuré. Vous allez à l'essentiel.
Ça c'est l'âge ! (rires) Dans mon enfance, j'ai fait du piano, je suis une musicienne et j'avais la musique des mots. Maintenant j'ai renoncé non pas au rythme de la phrase, mais à la musique des mots parce que trop de musique tue le message. J'essaie désormais d'aller rapidement au but mais de poser tout de même une interrogation.
Définiriez-vous comme une poétesse engagée ?
OUI ! Même à mon âge avancé, je ne pourrais pas vivre dans ma bulle. C'est pour cela que je continue en m'imprégnant du monde actuel.. Mais je me ménage car j'estime que ce n'est pas en regardant tout le temps des images violentes que vous allez être positif ! Cela a plutôt tendance à vous abattre au lieu de vous faire rebondir…
Et moi je veux rebondir ! J'ai absolument envie de vivre avec l'Universel.
Pour être honnête, je ne suis plus assidument l'actualité économique… mais les rivalités droite-gauche m'intéressent toujours car je vais toujours voter et je veux choisir d'une façon intelligente.
Une autre citation de votre livre m'a interpellé : « Libertines les narines s'éprennent de quelque désir tronqué ». Celle-ci, c'est vous qui l'avez écrite..
Cela me ressemble… à plein nez !! (rires) C'est mon féminisme qui ressort. En effet, il ne peut pas avoir de grandes choses, même en art, qui sortent, qui se créent avec l'esprit, la raison et de l'autre côté le corps charnel. Pour moi, s'il n'y a pas un essai de fusion entre ce corps qui est source de jouissance, ce corps qui est source de souffrance et l'esprit qui essaie d'ordonner tout ça, je n'existe pas ! J'ai un corps, j'ai un vieux corps actuellement qui, le plus souvent, me "fait chier", mais moi aussi je le "fais chier" car je continue d'avoir envie de jouir ! pas seulement de rire, mais de jouir, d'être VIVANTE !!
Par moments je suis désespérée, la vie ne me fait pas de cadeaux avec ma petite santé mais, à peine remise sur pied, je redémarre ! Le secret c'est l'amour dans sa plus large acception, c'est-à-dire, l'amour universel !
Autre citation : « Voyant qu'on n'a rien, on essaye de se donner. Essayant de se donner, on voit qu'on n'est rien » de René Daumal.
J'aime cette citation. C'est peut-être l'âge qui m'a rendu sage… Mais j'avoue que j'aurais bien voulu être un peu kamikaze dans la vie mais ce n'était pas compatible avec ce que j'ai entrepris tout au long de ma vie. J'ai eu une vie de travail mais de travail dans la passion ! Le poète découvre qu'il dit avec d'autres mots des choses et qu'il va s'élever aussi avec ses textes. Enfin seulement si c'est un poète et non un faiseur de vers !
Cette dernière remarque mérite des éclaircissements !
En effet, je distingue les techniciens de la poésie et les poètes… Evidemment des techniciens de la poésie comme Victor Hugo sont aussi des poètes mais je dirais que la période la plus féconde ce n'est pas celle du mouvement des Parnassiens où les vers étaient magnifiques, perlés car il y avait trop de perfection ! Il n'y avait plus de place pour l'humain qui, lui, n'est pas parfait. Comme une balance Roberval, l'Homme a ses deux plateaux : quand un plateau dégringole, il essaie de le faire remonter en chargeant l'autre pour retrouve un certain équilibre.
Vous continuez à écrire tous les jours ?
Pour vous répondre, je vais vous parler de ma rencontre avec deux poètes qui m'ont apporté une certaine discipline.
Le premier c'est Georges Pérec qui aimait une écriture sous contrainte. Membre éminent de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle), il écrira son fameux roman sans "e" par exemple. J'ai fait un stage de huit jours avec lui. A part le fait qu'il m'ait discipliné, je ne conserve pas un très bon souvenir de ce stage mais néanmoins il y a un livre que j'ai écrit sous contrainte.
En effet, quand j'ai perdu ma deuxième maman qui m'a élevée alors que je n'étais pas sa fille, tout s'est écroulé et je ne pouvais plus rien dire. Alors je me suis donné une contrainte pour l'écriture. Avec une règle des trois unités : le temps, le lieu et l'action. J'ai choisi l'heure où je me réveillais, le premier réveil, ouvrir les yeux et mettre tous les sens en éveil pour voir que quelque chose vivait. A cette heure-là, volets fermés, les choses sont insignifiantes et je les ai posées par écrit : l'odeur du café de l'appartement voisin, le cri du corbeau qui se mettait sur l'antenne de l'autre bâtiment… J'ai écrit ce livre sous la contrainte, comme Pérec et ce recueil se termine par « Je suis libérée ! ».
Mon autre rencontre importante a été Eugène Guillevic. Il m'a donné ce conseil tout simple : « Jeannine, que tu aies quelque chose à dire ou pas, tous les jours à la même heure, tu te mets au bureau de travail et tu attends que ça vienne ! »
Donc vous écrivez donc tous les jours ?
Je n’ai pas suivi son conseil à la lettre ! (rires) Maintenant que je suis plus âgée, j'attends que Madame l'Inspiration me donne un petit coup dans le ventre pour que j'écrive ! C'est quand l'inspiration ne me visitait plus que j'ai frappé à sa porte en adoptant la discipline de Pérec. Ce fut la seule fois. Aujourd'hui, quand elle vient, je lui ouvre la porte.
Vous dites que ce recueil "Silence à haute voix" est votre dernier livre. Est-ce définitif ? Et comment envisagez-vous l'évolution de la poésie ?
Oui c'est le dernier mais je ne ferme pas la porte à Madame l'inspiration !
En ce qui concerne l'évolution de la poésie, j'ai la chance de continuer à assister aux rencontres chaleureuses de "L'Ouvre-Boite à Poèmes" et j'ose dire le plus grand bien de cette petite association de Montmorency. Elle réunit des personnes différentes, très différentes qui assument leurs différences. Elles ont des choses à dire. J'aime beaucoup cette diversité.
Je ne remercierai jamais assez Nathalie Cousin pour son dévouement et son aide dans la communication. Et que dire de Claude et Franck Viguié, deux êtres exceptionnels d'une modestie rare ? Ils m'apportent tant ! Je suis contente de pouvoir les remercier à travers notre entretien. Avec tous ces talents, la poésie a donc de beaux jours devant elle !
Grand merci à Jeannine Dion-Guérin pour ces rencontres et pour cet amour de la vie !
Vosu retrouvez le titre de tous ses ouvrages sur la page Wikipéda qui lui est consacrée.
« Poésie, exigeante maîtresse
de toi, j'ai tout appris »
(extrait de "A voix contenue" - 2020)
C'est une grande personnalité de la Vallée de Montmorency qui vient de nous quitter. En effet, la célèbre poétesse de Montmorency, Jeannine Dion-Guérin, s'est éteinte ce 13 juin 2025, emportée par un cancer foudroyant à l'âge de 92 ans.
Mais le souvenir de Jeannine restera gravé dans le cœur de tous ceux qui ont eu la chance de la croiser ou lire ses poèmes. Pour ma part, j'ai eu l'honneur de la rencontrer à plusieurs reprises et d'effectuer deux grandes interviews où elle évoquait sa vie, sa poésie, ses rencontres avec Léopold Sédar Senghor, Georges Pérec, Eugène Guillevic… Je vous propose de redécouvrir ses deux entretiens réalisés en 2015 et 2023.
J'adresse de très sincères condoléances à ses enfants et sa famille et des pensées chaleureuses à ses amis de l'association montmorencéenne "L'ouvre-boite à poèmes" qui ont toujours été présents à ses côtés.
Interview publiée en 2015
Jeannine Dion-Guérin évoque sa vie, Vincent Van Gogh, Léopold Sédar Senghor : rencontre émouvante à Enghien avec une femme exceptionnelle !
Jeannine, avez-vous toujours été attirée par la poésie ?
La poésie, cela a toujours été "mon truc". J'ai écrit depuis l'adolescence. J'avais un carnet et je notais des citations, des réflexions mais je ne savais pas encore où la poésie allait m'emmener…
En activité, j'étais institutrice, j'avais mes deux enfants, la famille et les hommes qui, à cette époque, se laissaient vivre à la maison… Je n'avais pas le temps. Dès que mes enfants ont été élevés, cela m'a repris… J''ai fait un stage poésie d'une journée, proposé par l'Education Nationale : je me rappelle très bien que mon poème a été lu… et voilà c'était parti ! Le soir même, j'en écrivais un deuxième etc… J'ai réagi de la même manière que les enfants qui découvrent un nouveau jeu ! J'étais motivée !
Vous élèves étaient réceptifs à votre poésie ?
C'est vrai, les petits, je les ai initiés à la poésie. J'ai tenté de leur ouvrir les yeux, d'avoir une vision plus décalée de ce qu'on voit directement. Le point de départ pour les enfants, c'est leur motivation pour écrire et pour apprendre à écrire. C'est ce que l'on ne comprend pas actuellement avec toutes les réformes engagées, il n'y a qu'une seule chose à la base : la curiosité et le plaisir d'apprendre.
J'abordais souvent la nature. A cette époque, il y avait Cousteau et la défense de la mer, et plus particulièrement des baleines et des bébés phoques. On regardait l'émission de Cousteau et après on l'exploitait. C'était passionnant. Autre exemple de projet motivant : nous avons monté une chorale avec les enfants qui ont écrit les textes des chansons. On les a même enregistrées dans un studio !
Vous étiez en avance sur votre temps ?
J'ai beaucoup pleuré car cela m'a valu de nombreux ennuis. J'étais une indépendante, je ne demandais pas cinquante permissions avant de tenter quelque chose et cela a toujours été mal ressenti…
Aujourd'hui, je viens de fêter mes 82 ans et je peux dire que jusqu'à maintenant j'ai travaillé pour les autres. Je suis originaire de Sannois, j'ai été institutrice puis directrice d'école maternelle, je me suis lancée dans de nombreux projets… que ce soit à Montmorency ou bien à Frépillon où j'ai eu ma direction. Vous noterez que Frépillon, ce n'est pas loin d'Auvers…
Evoquer Auvers, cela nous amène tout naturellement à un certain Vincent Van Gogh...
Exactement. Les "choses" se sont faites cinq ans avant de prendre ma retraite : j'ai participé à l'hommage à Van Gogh réalisé à l'occasion du centenaire de sa mort, en 1990. J'ai voulu introduire de la poésie dans le système car Van Gogh était un poète. Il n'écrivait pas mais il le déplorait. S'il avait eu à choisir, il aurait préféré écrire. Je possède un livre, en anglais où sont reproduits des textes poétiques qu'il envoyait à son frère Théo quand celui-ci était plus jeune et se trouvait en pension. En fait, c'est aussi un témoignage sur les poètes de son temps (comme François Coppée). C'était très intéressant et c'est pourquoi j'ai introduit de la poésie dans le "projet Van Gogh" qui a été soutenu par le Conseil Général du Val d'Oise.
Cette manifestation se fera, grâce à vous, sous le haut patronage de Léopold Sédar Senghor. Racontez-nous comment vous est venue cette belle idée ?
J'étais encore directrice de l'Ecole maternelle et il y avait une biennale de poésie qui se déroulait… à Marrakech. J'ai osé demander un congé pour m'y rendre ! Un inspecteur m'a approchée et a vu comment je travaillais. Il a soutenu ma candidature et je suis partie à Marrakech d'où j'ai ramené, bien sûr, plein de choses pour les enfants.M. Léopold Sédar Senghor était le président de ce Congrès et a fait une entrée très émouvante. En effet, il avait perdu deux de ses fils dans des conditions tragiques et le second peu de temps avant le Congrès. J'ai vu alors un homme dévasté mais qui a assuré sa parole et j'ai vécu un moment extraordinaire. Jorge Luis Borges, l'écrivain argentin aveugle est monté sur scène au bras de sa secrétaire. Senghor est allé vers lui et Borges l'a pris dans ses bras et lui a dit cela : « Attends que je te touche. » Imaginez Borges un peu comme les sculptures de Giacometti, tout en longueur avec son regard bleu délavé qui se baladait un peu partout et l'autre qui était noir un peu corpulent, terreux, grisâtre en raison de ce qu'il venait de se passer : c'était un moment d'une poésie folle. Cette rencontre fera partie de mon prochain livre où je raconte ces souvenirs et bien d'autres.
A la suite de cela, j'ai été ébloui par la parole universelle de Senghor. Et ensuite, je suis partie à fond dans ce projet poétique international et dans l’anthologie d’art "Vincent, de la toile au poème", réalisés en 1990 pour le centenaire de la mort de Van Gogh. Et j'ai eu l'idée de proposer à M Senghor de placer cette manifestation sous son haut patronage. Et… il a accepté ma proposition ! Ensuite s'en est suivie une correspondance poétique.
Cela ne m'a pas donné la grosse tête mais plutôt de la confiance en moi. Et sans doute avais-je besoin de reconnaissance. D'autant plus que j'ai été orpheline de père et de mère très jeune. Je pense qu'il fallait que je fasse pousser des racines. Maintenant j'ai ces racines pour mes enfants. Tout ce que j'ai fait m'a valu ensuite une grande reconnaissance que je n'ai pas cherchée et qui est venue vers moi. C'est cela qui est beau et que je raconte dans mon prochain livre que j'ai intitulé "A l'ombre du baobab", l'arbre mythique de l'Afrique qui fait de l'ombre, l'arbre à palabres. Mon livre sera construit avec les réponses événementielles que Senghor m'a envoyées.
L'avez-vous rencontré un jour ?
Evidemment, c'est un regret de ne pas l'avoir rencontré et, en même temps, c'est peut-être pour cela que notre relation épistolaire s'est centrée sur la poésie et qu'elle est devenue porteuse pour moi. Vous savez, il y a l'amour et le désir et quelquefois quand on fait durer le désir c'est plus fort que l'amour !
Aujourd'hui vous continuer à écrire des poèmes quotidiennement ?
Je suis comme les chèvres : je broute l'herbe qui me vient sous les pieds au lieu de m'occuper de mes vieux enfants !
J'ai été institutrice, j'ai représenté la poésie pendant quinze ans lors des spectacles de cabaret du Théâtre de l'Aventure à Ermont, j'ai écrit une quinzaine de recueils de poésie, je participe à la radio IdFM en animant une émission mensuelle "En vers et avec tous". Aujourd'hui, à 82 ans, je me calme ! Je veux m'engager plus profondément pour l'humain. Je veux me mouiller pour changer carrément la situation que l'humain vit actuellement. Il faut que la joie demeure derrière les pleurs, il y a de la joie à être sur terre…
Bref, pour répondre à votre question, je travaille tous les jours mais je n'écris pas obligatoirement de manière quotidienne. De plus, quand j'écris un texte, je le laisse "reposer" six mois et ensuite, je fais des corrections, je fais des coupes… il faut que cela aille directement au but !
En tant que poétesse, vous vous sentez différente ?
Oh non ! Je me sens totalement dans le bain, j'aime les gens et les gens m'aiment, il me semble. La poésie est ouverte sur l'extérieur. Le poème c'est un oignon, le poète déshabille l'oignon, enlève une peau, et encore une, puis apparaît la chair puis le germe. Pour chacun d'entre nous, il faut une vie pour trouver son germe à soi ! Par contre la parole du poète c'est une parole universelle basée sur l'humain, la nature, sur ce qui nous fait vivre. Simplement c'est l'oignon qui n'est pas le même ! Il existe des oignons peinture, des oignons tricot, des oignons comédie… L'art sous toutes ses formes est en général la base des racines… pour pouvoir ensuite développer l'arbre.
Dernière petite question rituelle : qu'est-ce qui vous touche ou vous plait actuellement dans l'univers artistique ?
L'actualité en général me touche beaucoup, comme le cas de ces migrants qui arrivent en Europe. Je suis une accro à la radio ! Je me sens d'ici et maintenant, je suis encore curieuse… même à 82 ans ! Par exemple j'aime des jeunes chanteurs comme Julien Doré ou Renan Luce qui ont cette graine de poésie en eux !
Interview publiée en 2023
Rencontre exceptionnelle avec Jeannine Dion-Guérin, poétesse de Montmorency : « Je suis une glaneuse de petits bonheurs ! »
Je suis heureux de vous retrouver. Face à tous ces événements dramatiques qui nous entourent, parvenez-vous à garder le moral ?
Comment vous répondre ? Il n'y pas lieu d'avoir un moral extraordinaire, surtout pour vous tous qui êtes beaucoup plus jeunes. A chaque fois on n'en a pas terminé avec ce besoin de puissance, c'est vraiment très inquiétant pour nous tous. Sur le plan climatique, j'ai espoir qu'on va trouver des solutions pour ralentir certains phénomènes très inquiétants. La situation est grave.
Mais je rassure les lecteurs, vous avez toujours le sourire !
Justement dans ce dernier livre "Silence à haute voix", j'aborde en poésie la solitude et le silence. C'est sûr que le confinement a été une période très difficile où, pour le coup, les personnes âgées ont été très seules.
J'ai donc écrit ce livre. Au début, c'est le silence, le calme. Tout se tait y compris le brin d'herbe. Puis la vie resurgit et c'est vrai que j'ai en moi cette capacité de rebond mais ce n'est pas calculé. La joie revient très vite. Je suis preneuse de tout évènement positif. Disons que je suis une glaneuse de petits bonheurs comme les glaneurs de Millet, de Van Gogh.
Des citations rythment les différents parties de votre recueil de poésie. Je vous ai reconnu dans celle de Christian Bobin : « Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre ».
Merci ! Oui je l'applique au jour le jour. Cela me touche que vous ayez relevé ces citations que je préfère insérer entre les différents parties de mon recueil de poésie au lieu des traditionnelles têtes de chapitre. Cela permet de voir le climat des poèmes à venir…Le livre n'est pas seulement une série de textes les uns derrière les autres… La poésie c'est un chemin qu'il faut longer !
Toutes ces citations proviennent de personnes qui me "nourrissent" intellectuellement. C'est grâce à eux que je peux à mon tour apporter "ma pierre" poétique.
Dans vos poésies, le style est assez épuré. Vous allez à l'essentiel.
Ça c'est l'âge ! (rires) Dans mon enfance, j'ai fait du piano, je suis une musicienne et j'avais la musique des mots. Maintenant j'ai renoncé non pas au rythme de la phrase, mais à la musique des mots parce que trop de musique tue le message. J'essaie désormais d'aller rapidement au but mais de poser tout de même une interrogation.
Définiriez-vous comme une poétesse engagée ?
OUI ! Même à mon âge avancé, je ne pourrais pas vivre dans ma bulle. C'est pour cela que je continue en m'imprégnant du monde actuel.. Mais je me ménage car j'estime que ce n'est pas en regardant tout le temps des images violentes que vous allez être positif ! Cela a plutôt tendance à vous abattre au lieu de vous faire rebondir…
Et moi je veux rebondir ! J'ai absolument envie de vivre avec l'Universel.
Pour être honnête, je ne suis plus assidument l'actualité économique… mais les rivalités droite-gauche m'intéressent toujours car je vais toujours voter et je veux choisir d'une façon intelligente.
Une autre citation de votre livre m'a interpellé : « Libertines les narines s'éprennent de quelque désir tronqué ». Celle-ci, c'est vous qui l'avez écrite..
Cela me ressemble… à plein nez !! (rires) C'est mon féminisme qui ressort. En effet, il ne peut pas avoir de grandes choses, même en art, qui sortent, qui se créent avec l'esprit, la raison et de l'autre côté le corps charnel. Pour moi, s'il n'y a pas un essai de fusion entre ce corps qui est source de jouissance, ce corps qui est source de souffrance et l'esprit qui essaie d'ordonner tout ça, je n'existe pas ! J'ai un corps, j'ai un vieux corps actuellement qui, le plus souvent, me "fait chier", mais moi aussi je le "fais chier" car je continue d'avoir envie de jouir ! pas seulement de rire, mais de jouir, d'être VIVANTE !!
Par moments je suis désespérée, la vie ne me fait pas de cadeaux avec ma petite santé mais, à peine remise sur pied, je redémarre ! Le secret c'est l'amour dans sa plus large acception, c'est-à-dire, l'amour universel !
Autre citation : « Voyant qu'on n'a rien, on essaye de se donner. Essayant de se donner, on voit qu'on n'est rien » de René Daumal.
J'aime cette citation. C'est peut-être l'âge qui m'a rendu sage… Mais j'avoue que j'aurais bien voulu être un peu kamikaze dans la vie mais ce n'était pas compatible avec ce que j'ai entrepris tout au long de ma vie. J'ai eu une vie de travail mais de travail dans la passion ! Le poète découvre qu'il dit avec d'autres mots des choses et qu'il va s'élever aussi avec ses textes. Enfin seulement si c'est un poète et non un faiseur de vers !
Cette dernière remarque mérite des éclaircissements !
En effet, je distingue les techniciens de la poésie et les poètes… Evidemment des techniciens de la poésie comme Victor Hugo sont aussi des poètes mais je dirais que la période la plus féconde ce n'est pas celle du mouvement des Parnassiens où les vers étaient magnifiques, perlés car il y avait trop de perfection ! Il n'y avait plus de place pour l'humain qui, lui, n'est pas parfait. Comme une balance Roberval, l'Homme a ses deux plateaux : quand un plateau dégringole, il essaie de le faire remonter en chargeant l'autre pour retrouve un certain équilibre.
Vous continuez à écrire tous les jours ?
Pour vous répondre, je vais vous parler de ma rencontre avec deux poètes qui m'ont apporté une certaine discipline.
Le premier c'est Georges Pérec qui aimait une écriture sous contrainte. Membre éminent de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle), il écrira son fameux roman sans "e" par exemple. J'ai fait un stage de huit jours avec lui. A part le fait qu'il m'ait discipliné, je ne conserve pas un très bon souvenir de ce stage mais néanmoins il y a un livre que j'ai écrit sous contrainte.
En effet, quand j'ai perdu ma deuxième maman qui m'a élevée alors que je n'étais pas sa fille, tout s'est écroulé et je ne pouvais plus rien dire. Alors je me suis donné une contrainte pour l'écriture. Avec une règle des trois unités : le temps, le lieu et l'action. J'ai choisi l'heure où je me réveillais, le premier réveil, ouvrir les yeux et mettre tous les sens en éveil pour voir que quelque chose vivait. A cette heure-là, volets fermés, les choses sont insignifiantes et je les ai posées par écrit : l'odeur du café de l'appartement voisin, le cri du corbeau qui se mettait sur l'antenne de l'autre bâtiment… J'ai écrit ce livre sous la contrainte, comme Pérec et ce recueil se termine par « Je suis libérée ! ».
Mon autre rencontre importante a été Eugène Guillevic. Il m'a donné ce conseil tout simple : « Jeannine, que tu aies quelque chose à dire ou pas, tous les jours à la même heure, tu te mets au bureau de travail et tu attends que ça vienne ! »
Donc vous écrivez donc tous les jours ?
Je n’ai pas suivi son conseil à la lettre ! (rires) Maintenant que je suis plus âgée, j'attends que Madame l'Inspiration me donne un petit coup dans le ventre pour que j'écrive ! C'est quand l'inspiration ne me visitait plus que j'ai frappé à sa porte en adoptant la discipline de Pérec. Ce fut la seule fois. Aujourd'hui, quand elle vient, je lui ouvre la porte.
Vous dites que ce recueil "Silence à haute voix" est votre dernier livre. Est-ce définitif ? Et comment envisagez-vous l'évolution de la poésie ?
Oui c'est le dernier mais je ne ferme pas la porte à Madame l'inspiration !
En ce qui concerne l'évolution de la poésie, j'ai la chance de continuer à assister aux rencontres chaleureuses de "L'Ouvre-Boite à Poèmes" et j'ose dire le plus grand bien de cette petite association de Montmorency. Elle réunit des personnes différentes, très différentes qui assument leurs différences. Elles ont des choses à dire. J'aime beaucoup cette diversité.
Je ne remercierai jamais assez Nathalie Cousin pour son dévouement et son aide dans la communication. Et que dire de Claude et Franck Viguié, deux êtres exceptionnels d'une modestie rare ? Ils m'apportent tant ! Je suis contente de pouvoir les remercier à travers notre entretien. Avec tous ces talents, la poésie a donc de beaux jours devant elle !
Grand merci à Jeannine Dion-Guérin pour ces rencontres et pour cet amour de la vie !
Vosu retrouvez le titre de tous ses ouvrages sur la page Wikipéda qui lui est consacrée.
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